• 15

    Je m’approche du buffet pour vérifier que tout le monde trouve son bonheur. J’en profite pour me servir à boire. J’hésite une seconde mais un souvenir douloureux me serre les tempes. Plus d’alcool d’un bon moment : ma cuite de l’autre jour m’a vacciné !
        Cassie n’est toujours pas remontée. Ça m’inquiète un peu.
    « Azra…
    - Une minute Calvin, je vais chercher… »
    Excédé le jeune homme me retient par le bras.
    «  Azra ! J'en ai ma claque de te courir après ! Morgane a eu une fille de toi ! »
        La voix de Calvin résonne étrangement dans la pièce. Tout le monde se tait. Le jeune informaticien continue sur sa lancée, sans réaliser que personne n'en perd une miette.


    « Tu le fais exprès de m’empêcher de te le dire avant qu’elle arrive ? »
        Je lâche mon verre de jus de fruit qui lui tombe dessus. Coriolan, il est où ton whisky de la mort qui tue ?
        Il se rend enfin compte de son manque de discrétion. Je le vois rougir et baisser le nez, mais il ne s’en tirera pas comme ça. Sans tenir compte du spectacle que nous donnons, j’avance d’un pas. Ma voix semble rauque à mes propres oreilles.
    « Tu peux répéter ?
    - Morgane était enceinte quand elle est partie… » Il chuchote mais peine perdue. Tout le monde est tout ouïe.
        Mon cerveau comprend très bien ces mots qu’il vient de répéter. C’est le concept qui a du mal à passer. Je sens mon visage passer par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel…
    « Et c’est seulement maintenant que tu me le dis ? je hurle. Où elle est ? Comment elle s’appelle ? Qui s’occupe d’elle ? »


        Calvin recule d’un pas devant ma réaction. Il balbutie : « je crois que je vais d’abord aller nettoyer les dégâts aux toilettes…  » et s’éloigne rapidement.
        Je ne m’en rends même pas compte : ma colère vient de retomber aussi vite qu’elle était montée. Je souris d’un air extasié.
    « J’ai une fille ! »


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  • 16

    Il faisait beau ce jour-là. Nous étions tellement bien ensemble. Nous étions allés passer le mois de juillet chez ma mère, à Casablanca. Ahmed et ma mère travaillaient. Nous avions emmené les enfants sur une plage tranquille, à l’écart de la ville et des touristes. Après son remariage avec le docteur Asri, ma mère m’avait donné un petit frère turbulent Ilan et deux jumelles, Najete et Imane. Les filles avaient sept ans, le petit gars neuf…
        On venait de faire une partie de volley endiablée. Morgane avait jeté l’éponge la première, épuisée par l’ardeur de mes petits chenapans.
    « Le dernier à l’eau est une poule mouillée ! » venait de hurler Ilan. Ses sœurs se jetèrent à ses trousses.


        Je me laissais tomber auprès de mon amour en riant. Je réprimais l’envie de me jeter sur elle.  Il était hors de question de provoquer la police des mœurs en public. Je n’étais pas là pour créer des ennuis à ma mère et son mari. Les trois fripouilles n’étaient pas des chaperons très efficaces à l’heure actuelle.
    « J’admire ta patience ! Ils sont adorables mais épuisants.
    - Plus épuisants que moi la nuit dernière ? je lui murmurai avec un sourire amusé.
    - Tu es bien sûr de toi, il me semble ? » plaisanta-elle en me donnant une tape sur la tête.
        Je fis semblant de me renfrogner. Elle riait tellement que je ne pus pas m’empêcher de sourire.
    « Tu es si mignon quand tu boudes, Azra ! »
        Comme je l’aimais… Elle me regarda soudain droit dans les yeux. Face à ce regard je me sentais toujours complètement désarmé…
    « Mon Azra ! » elle murmura. Ce possessif m’emplit de bonheur. « J’ai rêvé quelque chose de formidable cette nuit… Nous avions eu un enfant.
    - Un enfant ? »
        Ma voix s’emplit d’émerveillement et d’espoir. Elle tendit la main, ébouriffa mes cheveux. Son regard était si tendre… Si je devais ne retenir qu’un seul instant avec elle, ce serait celui-là.


    « Une petite fille avec ton teint doré et mes yeux noirs… Si tu es toujours d’accord, quand mon contrat pour le théâtre sera terminé…
    - Tu me rendras père ?
    - Tu me rendras mère ! »


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  • 17

        Une secousse sur mon épaule me fait revenir au présent. Je vois Calvin revenir vers moi d’un air inquiet. Il se rassure vite en voyant mon air de ravi de la crèche. Il m’explique rapidement l’assistante sociale qui cherche à me joindre depuis deux jours, son retard. Bon sang, c’était ça le numéro inconnu et le message effacé… Morgane a appelé notre fille Nour… Notre lumière…
    « Tu savais ? » je lui demande, le regard menaçant. Il baisse les yeux, mal à l’aise. 


    « Azraaaaa ! »
    Je croise le regard angoissé de Nigel qui se précipite vers nous. Calvin est sauvé par le gong !
    « Kaya… Elle est coincée dans les toilettes pour hommes !
    - Dans les toilettes pour hommes ?
    - Elle s’est trompée ! Y a pas moyen d’ouvrir la porte ! Elle est coincée avec Diamond…
    - Diamond ?
    - La brune sapée comme une James Bond girl ! Bouge-toi un peu Azra ! Viens m’aider ! »
        Sans vraiment être atteint par la situation, j'ai une fille, nom de Dieu!!! je suis mon pote jusqu’à la porte incriminée. Je pose ma main sur la poignée qui tourne dans le vide.
    « Oups ! »
        Un cri d’effroi nous fait sursauter. Nigel devint vert. Il se met à hurler en tambourinant à la porte.
    « Kayaaaaaaaaaaaaa ! »
        Une voix froide et sèche s’élève de l’autre côté. Calme malgré la situation.
    « Je vous rappelle que la blonde a perdu les eaux depuis une demi-heure… Ce serait bien de vous dépêcher de nous sortir de là au lieu de hurler. C’est juste pas possible que je joue les sages-femmes ! Mais faites vite ! »
        J’échange un regard avec Nigel.
    « On défonce ! » il affirme.
        Ouais, s’il veut essayer. Mais je n’y crois pas une seconde. Je cours monter le son de la musique. Inutile de rameuter tout le monde. Il y a déjà eu suffisamment de grand-guignol dans le coin. Je suis papa…
        Comme prévu, nous réussissons juste à nous défoncer l’épaule et à attirer l’attention. Nigel s’empare d’un extincteur.
    «  Ce n’est rien, ne vous inquiétez pas, quelqu’un est coincé à l’intérieur. » j’explique à monsieur Nalong qui vient aux nouvelles. « Je vais chercher des outils à la réserve. »
    « Attendez, vous n'auriez pas vu ma fille?
    - LA FILLE DE QUI? je crie en chœur avec mon pote suédois, tous les deux aussi délirants l’un que l’autre.
    - Nigel ! Notre fille arriiiiiiive ! gémit Kaya.
    - Ça suffit, vos crises d’hystéries ! Ça stresse tout le monde ! La blonde, le bébé et MOI ! »
    Tiens, la poupée barbie s’énerve aussi.
    - Euh, c’est juste la mienne que je cherche... » répond M. Nalong, un peu sidéré.
    - Non, désolé ! » je lui lance avec un sourire.


        Nigel ne nous écoute plus, occupé à passer son énervement sur la porte. Qui résiste plutôt bien.
    « T’as appelé le SAMU au moins ? je demande. Je suis mort de rire pendant qu’il se liquéfie.
    - Ça craint ! J’y ai pas pensé. File-moi ton phone ! »
        Malgré l'urgence, c'est sur un petit nuage que je rejoins la cave, en guettant la porte d'entrée, au cas où. J'ai une fille moi aussi !
        Tiens la porte est verrouillée de l’extérieur… Au moment où je mets le pied sur la première marche commence notre chanson. Je ferme les yeux.


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  • 18

    C’était notre premier "rendez-vous". Le soir de ce fameux jour où je l’avais attendue à la fin de son exam. C’est Coriolan qui m’avait conseillé cette boîte de jazz. Bien plus classe que le café Nalong. Et surtout peu fréquentée par les étudiants que nous connaissions. Je voulais que nous soyons tranquilles rien que tous les deux.
        Morgane ne semblait pas très à l’aise au début. Elle m’a avoué bien plus tard qu’à ce moment-là le jazz ce n’était pas trop son truc. Puis le type a commencé à chanter ce vieux standard de Sinatra.

    “Fly me to the moon
    And let me play among the stars
    Let me see what spring is like
    On Jupiter and Mars   
    In other words, hold my hand”

        Saisie d’une impulsion, elle s’est levée. Elle m’a pris la main.
    « On danse ! » elle m’a annoncé comme une évidence. 
        Je me rappelle de l’effroi qui m’a parcouru. Mais ce n’est pas un slow, ça ! Je ne vais pas savoir faire. Elle m’a rassuré d’un sourire. Elle m’a guidé, et avec elle, cela  semblait tellement naturel…

     

        Le son d’une conversation m’interrompt dans ma rêverie tandis que je descends les deux marches.
    « Désolé, Cassie. Mais je n'ai pas envie de jouer à ça... pas ce soir... pas avec toi...
    - Il n'y a pas de mal, c'était juste une proposition, tu sais... Il reste du vin ? »
        Oups ! Je m’arrête net. Cassie et Coriolan ? Enfermés dans la cave, qu’est-ce que c’est que cette embrouille ?
     - Merci mon amour…  In vino veritas. »
        J’entends un bruit de verre brisé et Cassandre ajoute :
    - Mazel tov, Cassandre, t'es vraiment la reine des connes. »

     Re-oups… Je ramasse la boîte à outils qui traîne fort heureusement près de la porte et je m’enfuis avant d’avoir été remarqué. Je comprends mieux le malaise de Cici tout à l’heure. Et moi qui l’ai bêtement jetée dans les pattes de Coriolan au cimetière… Quand on dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions…
    « Qu’est-ce que tu fiches ! » hurle Nigel à mon arrivée. « Kaya est en train d’accoucher !
    - Cool, mon gars ! J’ai de quoi la démonter ta porte ! Laisse-moi faire ! »
        En quelques minutes, je dévisse les charnières de la porte et un dernier coup d’épaule du futur papa la fait sauter. Moi aussi je suis papa !
        Tout s’accélère d‘un coup. Les ambulanciers débarquent, Nigel s’est précipité auprès de Kaya… Tiens, ça c’est un cri de bébé. Une fille… Ma fille…
        Je ne sers plus à rien maintenant. J’attends juste une assistante sociale qui doit m’amener mon enfant. Ma fille ! Nour…

     


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  • 19

    Je sursaute en voyant Cassandre foncer vers moi. Elle me serre fort contre elle. Elle a l’air encore plus à la rue que moi ce matin. Je me trompe peut-être, mais elle est encore en train de s’enfuir.
    « Je vais rentrer, il commence à se faire tard. Si tu as besoin je suis là. Appelle-moi. N’hésite pas.
    - Merci. Je n’hésiterai pas. Cassie ? »
        En parlant d’hésiter… Bon sang, comment demander à sa meilleure amie ce qui s’est passé dans la cave avec son meilleur ami. On se croirait dans un vaudeville.
    « C’était quoi l’embrouille dans la cave ? Avec Coriolan ?
    - Ah ? Tu as entendu ? Ce... C’est compliqué... »
        Si ça ce n’est pas une tentative désespérée pour s’échapper… T’inquiète Cassie. Je ne t’embête plus. Si tu veux en parler, tu sais que je suis là, sinon…
    «  Tu es venue comment ? » je demande, me doutant que la réponse serait un peu rocambolesque..
    - Azra, c’est moi. A pied, voyons ! J’ai raté le bus, je me suis fait chouraver mon taxi par Lucia, et il y avait grève des métros. A pied, Azra. »
        J’en étais sûr. Un de ces quatre il va lui arriver un truc pas net.
    « Cassie, il est tard ! » je proteste. «  Il n’y a plus de bus. Je t’appelle un taxi. Ce n’est pas raisonnable.
    - Non, laisse. Je ne me sens pas très bien, un peu d’air frais me fera du bien. »
    Elle me plante là, avec mon portable, inutile. Je souviens subitement qu’elle n’était pas là quand Calvin a fait son annonce très discrète…
    « Cici ! Cici ! J’ai appris que je suis papa ! Morgane avait eu une fille... »

    19

        Cela la coupe dans son élan et elle revient se jeter dans mes bras, partagée entre sa joie pour moi, et son chagrin qui la pousse à fuir.
    - Je t'appelle demain... Promis... Je viens te voir... Je viens vous voir...
    - Nour, elle s'appelle Nour...
    - Je viens vous voir, Nour et toi… »
        Elle m’embrasse sur la joue avant de disparaître.

    19


         Quand je me retourne, j’avise Coriolan en train de draguer Vicky sans aucun scrupule. En plus elle a pas l’air bien Vicky… Je sens que la moutarde me monte au nez. Il va m’entendre ce dragueur du dimanche !
        Je l’attrape par l’épaule et le pousse dans le petit bureau annexe.
    « Quelle mouche t’a piquée ? » il peste. Il peut pester tant qu’il veut.
    « Il faut qu’on parle sérieusement, Coriolan.
    - Et ça ne pouvait pas attendre deux minutes ? La rouquine-là – mince, comment s'appelle-t-elle déjà? Vicky ? Oui, c'est ça, Vicky – était sur le point de me donner son numéro de téléphone... »
        Il le fait exprès ou quoi ?
    « Cassandre vient de partir... » je lance sèchement. Oh, je rêve ou il a tiqué…
    - Et alors ? »
        C’est ça, joue l’indifférent, j’y crois trop ! Tout le film des heures précédentes repasse devant mes yeux. Ce que j’avais vu sans le comprendre me saute enfin aux yeux. Et ça dure peut-être depuis plus longtemps que ce que je crois…
    - Et alors... Vous allez encore jouer longtemps au jeu du chat et de la souris ?
    - Plaît-il ? »
        Gagné ! Vu sa tête, j’ai raison. Ce mélange de hauteur et de suffisance qu’il utilise pour remettre les fâcheux à leur place est tellement savoureux pour un regard initié. Qu’est-ce qu’il est fort pour se rendre odieux quand même ! Mais ça ne m’empêche pas de lui dire la vérité, à savoir que mes deux crétins de meilleurs amis sont amoureux l’un de l’autre.
        Tiens donc ! Rends ton regard impénétrable et mystérieux, sors ton paquet de cigarettes ! Comme si ça pouvait encore marcher avec moi !

    19


         Je le regarde me tourner le dos. J’en étais sûr mais ça m’attriste un peu. Même devant moi, il ne veut pas baisser sa garde. Il se laisse pourtant aller contre la fenêtre. Il fume silencieusement mais c’est hors de question que je le laisse retrouver son calme. Car il ne sait pas encore que Cassie, c’est la Cici de la fac qui l’avait comparé au cactus de la chanson de Dutronc. C’est actuellement qu’on dirait un cactus. Et avec de sacrées épines en plus ! Il essaye toute sa panoplie de regard de la mort qui tue pour me faire taire. Ouh j’ai peur !
        Je lui lance une sale vanne pour essayer de le brusquer. Puis une petite couche de sentimentalisme… Avant d’asséner ma dernière phrase.
    « Crois-moi, Corio, tu vaux mille fois mieux que l'image de séducteur cynique que tu t'es entêté à donner de toi, continua-t-il sur un ton plus sérieux. Seulement, tu ne le sais pas encore. Laisse juste une chance à Cassie de te faire découvrir l'homme que tu es vraiment. »
        Evidemment, il retourne la situation à son avantage juste avant de partir. Ne jamais laisser le dernier mot à l’autre… Je vois son éternel sourire sardonique fleurir sur ses lèvres. Allez vas-y ! Fais-toi plaisir maintenant ! Lance-la ta vanne !
    Ça ne rate pas.
    - Rhaaaaaaaaaaa... Qu'il est con, mon Dieu, qu'il est con ! » je râle en levant vers le plafond un regard consterné.

    « Au lieu de me débiter tes âneries, tu ferais mieux d'essayer de la rattraper, va ! »
    Pourvu qu’il ne fasse pas tout foirer avec son fichu caractère !
        Et avec toutes ces histoires, j’ai peut-être raté ma fille ! Je me précipite dans la salle. Pendant ma discussion, l’ambulance a emmené Kaya, Nigel et leur progéniture à l’hôpital. Les gens commencent à se dire au revoir. Je serre une dernière fois leurs mains…


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